Pourquoi est-il si difficile de parler aux Blancs du racisme ?
Submitted by Consultant Nū on Thu, 02/02/2017 - 16:39
Dr. Robin J. DiAngelo est une sociologue américaine travaillant dans les domaines de l'analyse critique du discours et des études de blanchitude. Auparavant, elle a été professeure permanente d'éducation multiculturelle à la Westfield State University. Elle est l'auteure de "White Fragility: Why It's So Hard for White People to Talk About Racism"
Je suis blanche. J’ai passé des années à étudier ce que cela signifie d’être Blanc dans une société qui proclame l’insignifiance de la race, alors que celle-ci structure profondément la société.
Voilà ce que j’ai appris : toute personne blanche vivant aux Etats-Unis va développer des opinions sur la race simplement en baignant dans notre culture. Mais les sources traditionnelles – écoles, manuels scolaires, médias – ne nous fournissent pas les multiples points de vue dont nous avons besoin. Oui, nous allons développer des opinions fortement chargées en émotions, mais ce ne seront pas des opinions bien informées. Notre socialisation nous rend racialement analphabètes. Lorsque vous y ajoutez un manque d’humilité vis-à-vis de cet analphabétisme (parce que nous ne savons pas ce que nous ne savons pas), vous obtenez la fuite que nous voyons si souvent lorsqu’on essaie d’engager les Blanc.he.s dans des conversations significatives sur la race.
Les définitions courantes du dictionnaire réduisent le racisme à des préjugés raciaux individuels et aux actions intentionnelles qui en résultent. Les personnes qui commettent ces actes intentionnels sont réputées mauvaises, et celles qui ne les commettent pas sont bonnes. Si nous sommes contre le racisme tout en ignorant commettre des actes racistes, nous ne pouvons pas être racistes ; le racisme et le fait d’être une bonne personne, s’excluent mutuellement. Mais cette définition contribue peu à expliquer comment les hiérarchies raciales sont systématiquement reproduites.
Les spécialistes en sciences sociales comprennent le racisme comme un système multidimensionnel et hautement adaptatif – un système qui assure une répartition inégale des ressources entre les groupes raciaux. Parce que les Blanc.he.s ont bâti et dominent toutes les institutions importantes (souvent au détriment et grâce au travail non rémunéré des autres groupes), leurs intérêts sont intégrés dans la fondation de la société états-unienne. Que des personnes blanches puissent être contre le racisme, elles n’en bénéficient pas moins de la répartition des ressources contrôlées par leur groupe.
Oui, une personne racisée [person of color] peut s’asseoir à la table du pouvoir, mais l’écrasante majorité des décideurs seront blanc.he.s. Oui, les personnes blanches peuvent rencontrer des problèmes et faire face à des obstacles, mais le racisme systémique n'en fera pas partie. Cette distinction – entre les préjugés individuels et un système de pouvoir institutionnalisé racialement inégal – est fondamentale. On ne peut comprendre comment fonctionne aujourd’hui le racisme aux États-Unis si l’on ignore les relations de pouvoir entre groupes.
Ce contrôle systémique et institutionnel permet à celles et ceux d’entre nous qui sont blanc.he.s en Amérique du Nord de vivre dans un environnement social qui nous protège et nous isole du stress causé par la race. Nous avons organisé la société afin de reproduire et de renforcer nos intérêts et perspectives raciaux. De plus, nous sommes le centre de toutes les questions considérées comme normales, universelles, bénignes, neutres et bonnes.
Ainsi, nous nous déplaçons dans un monde entièrement racialisé avec une identité déracialisée (par exemple, les Blanc.he.s peuvent représenter l’ensemble de l’humanité, les personnes racisées seulement leurs semblables). Les défis à cette identité deviennent très stressants et même intolérables.
Voici des exemples du genre de défis qui déclenchent du stress racial auprès des Blanc.he.s :
- Suggérer que le point de vue d’une personne blanche provient d’un cadre de référence racialisé (défi à l’objectivité);
- Personnes racisées qui parlent ouvertement de leurs propres perspectives raciales (défi aux tabous blancs à parler ouvertement de race);
- Personnes racisées qui choisissent de ne pas ménager les sentiments raciaux de personnes blanches à propos de la race (défi aux attentes raciales des Blanc.he.s et au besoin/droit au confort racial);
- Personnes racisées peu enclines à évoquer leurs histoires ou à répondre aux questions sur leurs expériences raciales (défi à la perspective selon laquelle les personnes racisées nous serviront);
- Un.e Blanc.he ne consentant pas aux perspectives raciales d’un.e autre Blanc.he (défi à la solidarité blanche);
- Être confronté.e à une réaction sur l’impact raciste de son propre comportement (défi à l’innocence raciale blanche);
- Suggérer que l’appartenance au groupe est significative (défi à l’individualisme);
- Recevoir une information sur le fait que l’accès est inégal entre les groupes raciaux (défi à la méritocratie);
- Être confronté.e à une personne racisée qui est dans une position de leadership (défi à l’autorité blanche);
- Être confronté.e à des informations sur d’autres groupes raciaux, par exemple à travers des films dans lesquels les personnes racisées mènent l’action mais ne sont pas dans des rôles stéréotypés ou dans l’éducation à la diversité (défi à la centralité blanche).
Dans les rares cas où nos sommes confronté-e-s à ces défis, nous nous retirons, nous nous défendons, pleurons, argumentons, minimisons, ignorons, et par tous les moyens repoussons ces défis pour regagner notre position raciale et l’équilibre.
J’appelle cette action précise consistant à tout repousser, la fragilité blanche.
Ce concept est issu de mon expérience en cours menée à travers des discussions sur la race, le racisme, le privilège blanc et la suprématie blanche avec des auditoires principalement blancs. Il est devenu clair au fil du temps que les personnes blanches ont des seuils de tolérance extrêmement faibles pour endurer tout inconfort vis-à-vis de ce qui défie nos visions du monde raciales. Nous pouvons gérer le premier round de défi en mettant fin à la discussion grâce à des platitudes – généralement quelque chose qui commence par « les gens ont juste besoin de », ou « la race n’a pas vraiment d’importance pour moi », ou « tout le monde est raciste ». Grattez plus loin que la surface, et finalement, nous nous écroulons littéralement.
Socialisé.e.s à travers un sens profondément intériorisé de supériorité et de droit, dont nous ne sommes pas conscient.e.s et que nous ne pouvons pas admettre, nous devenons très fragiles dans les conversations sur la race. Nous éprouvons tout défi à notre vision du monde raciale comme un défi à nos propres identités conçues comme bonnes et morales. Cela conteste aussi notre sens de la place qui nous revient dans la hiérarchie. Ainsi, nous percevons toute tentative visant à nous connecter au système du racisme comme une injuste et très inquiétante offense morale.
Les motifs suivants font qu’il est difficile pour les personnes blanches de comprendre le racisme comme un système et ces motifs conduisent à la dynamique de la fragilité blanche. Bien qu’ils ne soient pas applicables à toute personne blanche, ils sont bien connus dans l’ensemble :
- Ségrégation : la plupart des Blanc.he.s vivent, grandissent, jouent, apprennent, aiment, travaillent et meurent principalement dans une ségrégation raciale, à la fois sociale et géographique. Pourtant, notre société ne nous enseigne pas à voir cela comme un manque. Arrêtons-nous un moment et considérons l’ampleur de ce message : nous ne perdons rien en termes de valeur en n’ayant pas de relations inter-raciales. En fait, plus nos écoles et nos quartiers sont blancs, plus ils sont susceptibles d’être considérés comme « bons ». Le message implicite est qu’il n’y a pas de valeur inhérente à la présence ou aux perspectives des personnes racisées. Ceci est un exemple des messages incessants de la supériorité blanche qui circulent tout autour de nous, façonnant nos identités et nos visions du monde.
- Binarisme bon/mauvais : l’adaptation la plus efficace du racisme dans le temps est l’idée que le racisme consiste en des préjugés conscients tenus par des personnes moyennes. Si nous sommes conscient-e-s de ne pas avoir de pensées négatives sur les personnes racisées, de ne pas raconter de blagues racistes, d’être des gens sympas, et même d’avoir des ami.e.s racisé.e.s, alors nous ne pouvons pas être racistes. Ainsi, une personne est raciste ou ne l’est pas ; si une personne est raciste, cette personne est mauvaise ; si une personne n’est pas raciste, cette personne est bonne. Bien que le racisme se manifeste évidemment à travers des actes particuliers, ces actes font partie d’un système plus vaste auquel nous participons tou.te.s. L’accent mis sur les incidences individuelles empêche l’analyse qui est nécessaire pour contester ce système plus vaste. La binarité bon/mauvais est le malentendu fondamental qui conduit les Blanc.he.s à être sur la défensive dès qu’il s’agit de les connecter au racisme. Nous ne comprenons tout simplement pas comment la socialisation et les préjugés implicites fonctionnent.
- Individualisme : les Blanc.he.s ont appris à se voir comme des individus, plutôt que comme faisant partie d’un groupe racial. L’individualisme nous permet de nier que le racisme est structuré dans le tissu de la société. Cela efface notre histoire et cache la manière dont la richesse s’est accumulée au fil des générations et nous profite aujourd’hui, comme groupe. Cela nous permet également de prendre nos distances avec l’histoire et les actions de notre groupe. Ainsi, nous sommes très irritables lorsque nous sommes « accusé.e.s » de racisme, parce qu’en tant qu’individus, nous sommes « différent.e.s » des autres personnes blanches et attendons d’être vu.e.s en tant que tel.le.s ; nous trouvons intolérable toute suggestion que notre comportement ou que nos perspectives soient typiques de notre groupe dans son ensemble.
- Droit au confort racial : en position dominante, les Blanc.he.s sont presque toujours racialement à l’aise et ont donc développé des perspectives infaillibles pour le rester. Nous n’avons pas eu à bâtir une quelconque forme de tolérance à l’inconfort racial et donc lorsque cet inconfort se présente, les Blanc-he-s répondent généralement comme si quelque chose était « mauvais », et blâment la personne ou l’événement qui a déclenché le malaise (habituellement une personne racisée). Cette attitude provient d’un déploiement socialement construit de réponses envers la source présumée de l’inconfort, y compris : la pénalisation, les représailles, l’isolement et le refus de poursuivre l’engagement. Vu que le racisme est nécessairement inconfortable en ce qu’il est oppressif, l’insistance blanche sur le confort racial garantit que le racisme ne sera pas contesté, sauf de la plus superficielle des façons.
- Arrogance raciale : la plupart des Blanc.he.s ont une compréhension très limitée du racisme parce que nous n’avons pas été formé.e.s à penser de façon complexe à ce sujet et parce que cela bénéficie à la domination blanche de ne pas le faire. Pourtant, nous n’avons aucun scrupule à remettre en question les connaissances de personnes qui ont pensé de façon complexe sur la race. Les Blanc.he.s se sentent généralement libres de rejeter ces perspectives bien informées plutôt que d’avoir l’humilité de reconnaître qu’ils ne sont pas familiers, doivent réfléchir davantage sur eux-mêmes, ou demander plus d’informations.
- Appartenance raciale : les Blanc.he.s jouissent d’un sens très intériorisé et largement inconscient de l’appartenance raciale dans la société états-unienne. Dans pratiquement chaque situation ou image réputées précieuses dans la société dominante, les Blanc-he-s sont à leur place. L’interruption de l’appartenance raciale est rare et donc déstabilisante et effrayante pour les Blanc.he.s. Elle est généralement évitée.
- Liberté psychologique : parce que la race est construite comme inhérente aux personnes racisées, les Blanc.he.s ne portent pas le fardeau social de la race. Nous nous déplaçons facilement à travers notre société, sans un sentiment de nous-mêmes comme étant racialisé.e.s. C’est aux personnes racisées de penser à la race – c’est ce qui « leur » arrive – ils peuvent poser le problème sur la place publique si c’est un problème pour eux (même si ils le font, nous pouvons le rejeter comme un problème personnel, l’éternelle carte raciale, ou la raison de leurs problèmes). Cela donne aux Blanc.he.s beaucoup plus d’énergie psychologique pour se consacrer à d’autres questions et nous empêche de développer l’endurance nécessaire pour maintenir l’attention sur une question aussi chargée et inconfortable que la race.
- Messages constants à propos de notre supériorité : vivant dans un contexte dominant blanc, nous recevons des messages constants selon lesquels nous sommes meilleur.e.s et plus important.e.s que les personnes racisées. Par exemple : notre centralité dans les manuels d’histoire, dans les représentations et perspectives historiques ; notre centralité dans les médias et la publicité ; nos enseignant.e.s, modèles, héros et héroïnes ; le discours quotidien sur les « bons » quartiers et les « bonnes » écoles et qui on y trouve ; les émissions de télévision populaires centrées autour de cercles d’amitié qui sont entièrement blancs ; l’iconographie religieuse qui représente Dieu, Adam et Eve, et d’autres figures clés comme blanches. Si l’on peut rejeter explicitement la notion que l’on est intrinsèquement meilleur-e-s que l’autre, on ne peut pas éviter l’intériorisation du message de la supériorité blanche, car il est omniprésent dans la culture dominante.
Ces privilèges et la fragilité blanche qui en découle, nous empêchent d’écouter ou de comprendre les points de vue des personnes racisées et de combler les fossés raciaux. L’antidote à la fragilité blanche nécessite constance tout au long de sa vie, et implique un engagement soutenu, l’humilité et l’éducation.
Nous pouvons commencer par :
- Être disposé.e.s à tolérer l’inconfort associé à une évaluation et une discussion honnêtes de notre supériorité intériorisée et de notre privilège racial.
- Contester notre propre réalité raciale en nous reconnaissant nous-mêmes comme des êtres raciaux, dotés d’une perspective particulière et limitée sur la race.
- Tenter de comprendre les réalités raciales des personnes racisées grâce à l’interaction authentique plutôt que par les médias ou les relations inégales.
- Prendre des mesures pour aborder notre propre racisme, le racisme des autres Blanc.he.s, et le racisme intégré dans nos institutions – c’est-à-dire s’instruire et agir.
Comprendre ce qu'il en est de la race et du racisme remet en question nos identités de bonnes personnes blanches. C’est un processus continu et souvent douloureux de chercher à débusquer notre socialisation à ses racines mêmes. Cela nous demande de reconstruire cette identité par des moyens nouveaux et souvent inconfortables. Mais je peux témoigner du fait que c’est aussi le voyage le plus excitant, puissant, stimulant intellectuellement et émotionnellement enrichissant que j’ai pu entreprendre.
Cela a touché tous les aspects de ma vie – personnelle et professionnelle.
J’ai une compréhension plus profonde et complexe de la manière dont la société fonctionne. Je peux affronter davantage le racisme dans ma vie quotidienne, et j’ai développé d’épanouissantes et précieuses amitiés inter-raciales, que je n’avais pas auparavant.
Je ne m’attends pas à ce que le racisme disparaisse de mon vivant, et je sais que je continue à avoir des schémas et des perspectives racistes problématiques. Cependant, je suis également convaincue de faire moins de mal aux personnes racisées qu'auparavant. Cela n’est pas une progression mineure, car cela impacte sur mon expérience et celle des personnes racisées qui interagissent avec moi. Si vous êtes Blanc.he, je vous exhorte à faire le premier pas — abandonnez vos certitudes raciales et tendez vers l'humilité.
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Dr. Robin DiAngelo,
Professeure agrégée d'Éducation Critique Multiculturelle et Sociale à la Westfield State University (Massachusetts).
(Traduit de l'anglais)